Dialogue des mouvements
ecclésiaux avec le pape François lors de la veillée de Pentecôte place Saint
Pierre.
Troisième question : « Saint Père, j’ai été ému en entendant vos
paroles lors de l’audience que vous avez accordée aux journalistes après votre
élection. « Comme
je voudrais une Église pauvre et pour les pauvres ». Beaucoup d’entre
nous sommes engagés dans des œuvres caritatives et de justice. Nous
représentons une partie active de cette présence de l’Église enracinée là où
l’homme souffre. Je suis employée, j’ai une famille et je m’engage
personnellement comme je peux par ma proximité et mon aide auprès les pauvres.
Mais je ne me sens pas « quelqu’un de bien » pour autant. Je voudrais
pouvoir dire avec Mère Teresa : tout est pour le Christ. Ce qui m’est
d’une grande aide pour vivre cette expérience, ce sont mes frères et sœurs de
communauté qui sont engagés dans le même sens. Et dans cet engagement, nous
sommes soutenus par la foi et la prière. Les besoins sont importants. Vous nous
l’avez rappelé vous-mêmes : « Il
y a encore tant de pauvres dans le monde ! Et ces personnes rencontrent tant de
souffrance ! ». Et la crise a tout aggravé. Je pense à la pauvreté qui
afflige tant de pays et qui commence à apparaître aussi dans le monde du
bien-être, au manque de travail, aux mouvements migratoires de masse, aux
nouveaux esclavages, à l’abandon et à la solitude de tant de familles, de tant
de personnes âgées et de tous ceux qui n’ont pas de toit ou de travail.
Saint-Père, je voudrais vous demander : comment puis-je, comment
pouvons-nous vivre une Église pauvre pour les pauvres ? En quoi l’homme
qui souffre interroge-t-il notre foi ? Nous tous, mouvements et
associations de laïcs, quelle contribution concrète et efficace pouvons-nous
apporter à l’Église et à la société pour affronter cette grave crise qui touche
l’éthique publique, le modèle de développement, la politique, en somme quelle
manière nouvelle d’être des hommes et des femmes ? »
Réponse du pape François : Je repars du témoignage. Avant tout, la principale
contribution que nous puissions apporter est de vivre l’évangile. L’Église n’est pas un mouvement
politique, ni une structure bien organisée : ce n’est pas cela. Nous ne
sommes pas une ONG, et quand l’Église devient une ONG, elle perd son sel, elle
n’a plus de goût, elle n’est qu’une organisation vide. Et sur ce plan, soyez malins, car
le diable nous trompe avec le danger de l’efficacité. Prêcher Jésus est une chose,
l’efficacité, être efficaces, en est une autre. Non, il s’agit d’une autre valeur. La
valeur de l’Église, fondamentalement, est de vivre l’évangile et de témoigner
de notre foi. L’Église est le
sel de la terre, la lumière du monde, elle est appelée à rendre présent dans la
société le levain du Royaume de Dieu et elle le fait avant tout par son
témoignage, le témoignage de l’amour fraternel, de la solidarité, du partage.
Quand
on entend dire que la solidarité n’est pas une valeur, mais un
« comportement primaire » qui doit disparaître… cela ne va pas !
On pense à une efficacité purement mondaine. Les temps de crise, comme
ceux que nous vivons actuellement – mais tu as dit avant que nous étions
« dans un monde de mensonges »,- ce temps de crise, attention, ne
consiste pas en une crise uniquement économique ; non, c’est une crise
culturelle. C’est une crise de l’homme : ce qui est en crise, c’est
l’homme ! Et ce qui peut être détruit, c’est l’homme ! Mais l’homme
est l’image de Dieu ! C’est pourquoi c’est une crise profonde ! En ce
temps de crise, nous ne pouvons pas ne nous préoccuper que de nous-mêmes, nous
enfermer dans la solitude, dans le découragement, dans un sentiment
d’impuissance devant les problèmes. Ne vous enfermez pas, je vous en
prie ! C’est un danger : nous nous enfermons dans nos paroisses,
entre amis, dans nos mouvements, avec ceux qui pensent comme nous...
Mais
vous savez ce qui se passe ? Quand l’Église reste fermée, elle tombe
malade, elle tombe malade. Imaginez une pièce fermée pendant un an : quand
on y rentre, il y a une odeur d’humidité, il y a beaucoup de choses qui sont en
mauvais état. Une Église fermée, c’est la même chose : c’est une Église
malade. L’Église doit sortir d’elle-même. Où ça ? Vers les périphéries
existentielles, quelles qu’elles soient, mais sortir. Jésus nous dit :
« Allez dans le monde entier ! Allez ! Prêchez ! Rendez
témoignage à l’évangile ! » (cf. Mc 16, 15). Mais que se passe-t-il
si l’on sort de soi-même ? Il peut arriver ce qui peut arriver à toute
personne qui sort de chez elle et qui va dans la rue : un accident. Mais
je vous dis : je préfère mille fois une Église accidentée, exposée aux
accidents, à une Église malade parce qu’elle ne sort pas ! Allez dehors,
sortez !
Pensez
aussi à ce que dit l’Apocalypse. Il dit quelque chose de beau : Jésus est
à la porte et il appelle, appelle pour entrer dans notre cœur (cf. Ap 3, 20).
C’est le sens de l’Apocalypse. Mais posez-vous cette question : combien de
fois Jésus est-il à l’intérieur, et il frappe à la porte pour sortir, pour
sortir, et nous ne le laissons pas sortir, à cause de nos sécurités, parce que
nous sommes si souvent enfermés dans des structures caduques qui ne servent
qu’à nous rendre esclaves, et non à faire de nous des enfants libres de
Dieu ? Dans cette « sortie », il est important d’aller à la
rencontre ; pour moi, ce mot est très important : la rencontre avec
les autres. Pourquoi ? Parce que la foi est une rencontre avec Jésus, et
nous devons faire nous aussi ce que fait Jésus : rencontrer les autres.
Nous vivons une culture de l’affrontement, une culture de la fragmentation, une
culture dans laquelle je jette ce qui ne me sert pas, la culture de
l’élimination. Mais sur ce point, je vous invite à penser – et c’est un aspect
de la crise – aux personnes âgées qui sont la sagesse d’un peuple, aux petits
enfants… la culture de l’élimination ! Mais nous devons aller à la
rencontre et nous devons créer, avec notre foi, une « culture de la
rencontre », une culture de l’amitié, une culture où nous trouvons des
frères, où nous pouvons parler aussi avec ceux qui ne pensent pas comme nous,
avec ceux qui ont une autre foi, qui n’ont pas la même foi. Ils ont tous
quelque chose en commun avec nous : ils sont l’image de Dieu, ils sont
enfants de Dieu. Aller à la rencontre de tous, sans négocier notre
appartenance. Et un autre aspect important : avec les pauvres. Si nous
sortons de nous-mêmes, nous trouvons la pauvreté.
Aujourd’hui,
et cela fait mal au cœur de le dire, aujourd’hui, trouver un clochard mort de
froid n’est pas une nouvelle. Aujourd’hui, la nouvelle, c’est, peut-être, le
scandale. Un scandale : ah ! ça, c’est une nouvelle !
Aujourd’hui, penser que tant d’enfant n’ont pas à manger n’est pas une nouvelle.
C’est grave, c’est très grave ! Nous ne pouvons pas rester à ne rien
faire ! Mais, c’est comme ça. Nous ne pouvons pas devenir des chrétiens
amidonnés, ces chrétiens trop bien élevés qui discutent de théologie en prenant
le thé, tranquillement. Non ! Nous devons devenir des chrétiens courageux
et aller à la recherche de ceux qui sont justement la chair du Christ, ceux qui
sont la chair du Christ ! Lorsque je vais confesser – pour le moment je ne
peux pas, parce que pour sortir confesser… d’ici, on ne peut pas sortir, mais
ça, c’est un autre problème – quand j’allais confesser dans mon diocèse
précédent, il y avait des personnes qui venaient et je leur posais toujours la
même question : « Mais vous faites l’aumône ? » -
« Oui, père ! ». « Ah, bien, bien ». Et je posais deux
autres questions : « Dites-moi, quand vous faites l’aumône, vous
regardez dans les yeux celui ou celle à qui vous donnez votre
aumône ? » - « Ah, je ne sais pas, je ne m’en suis pas
aperçu ». Deuxième question : « Et quand vous faites l’aumône,
vous touchez la main de celui à qui vous donnez votre aumône, ou vous lui jetez
la pièce ? ». C’est cela le problème : la chair du Christ,
toucher la chair du Christ, prendre sur nous cette douleur pour les pauvres. La
pauvreté, pour nous, chrétiens, n’est pas une catégorie sociologique ou
philosophique ou culturelle ; non, c’est une catégorie théologique. Je
dirais même que c’est peut-être la première catégorie, parce que ce Dieu, le
Fils de Dieu, s’est abaissé, s’est fait pauvre pour marcher avec nous sur notre
route. Et ceci est notre pauvreté : la pauvreté de la chair du Christ, la
pauvreté que nous a apportée le Fils de Dieu par son incarnation. Une Église
pauvre pour les pauvres commence par aller vers la chair du Christ.
Si nous
allons vers la chair du Christ, nous commençons à comprendre quelque chose, à
comprendre ce qu’est cette pauvreté, la pauvreté du Seigneur. Et ce n’est pas
facile. Mais il y a un problème qui ne fait pas de bien aux chrétiens :
l’esprit du monde, l’esprit mondain, la mondanité spirituelle. Cela nous
conduit à une suffisance, à vivre l’esprit du monde et non celui de Jésus. La
question que vous posiez : comment vivre pour affronter cette crise qui
touche l’éthique publique, le modèle de développement, la politique. Comme
cette crise est une crise de l’homme, une crise qui détruit l’homme, c’est une
crise qui dépouille l’homme de l’éthique. Dans la vie publique, en politique,
s’il n’y a pas d’éthique, une éthique de référence, tout est possible et l’on
peut tout faire. Et nous voyons, quand nous lisons les journaux, tout le mal
que fait à l’humanité tout entière l’absence d’éthique dans la vie publique.
Je
voudrais vous raconter une histoire. Je l’ai déjà racontée deux fois cette
semaine, mais je vais le faire une troisième fois avec vous. C’est une histoire
racontée par un midrash biblique d’un rabbin du XIIe siècle. Il raconte
l’histoire de la construction de la
Tour de Babel et
dit que, pour construire la
Tour de Babel,
il fallait faire des briques. Qu’est-ce que cela signifiait ? Aller mélanger
la boue, apporter de la paille, tout faire… puis la mettre au four. Et quand la
brique était faite, il fallait la porter et la monter pour construire la
Tour de Babel.
Une brique était un trésor, en raison de tout le travail nécessaire pour la
faire. Quand une brique tombait, c’était une tragédie nationale et l’ouvrier
coupable était puni ; la brique était si précieuse que si elle tombait,
c’était un drame. Mais si un ouvrier tombait, il ne se passait rien, c’était
autre chose. C’est ce qui se passe aujourd’hui : si les investissements
dans les banques baissent un peu… tragédie… comment fait-on ? Mais si les
gens meurent de faim, s’ils n’ont rien à manger, s’ils ont des problèmes de
santé, cela ne fait rien ! Voilà notre crise actuelle ! Et le
témoignage d’une Église pauvre pour les pauvres va à l’encontre de cette
mentalité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire